Lima // Ayacucho - Pérou
- Les socquettes légères
- 29 mai 2016
- 6 min de lecture
Changement de continent, changement de culture. À bas la pudibonderie, à l'instar de la France, le BTP péruvien n'est pas à la fête, le prêt à taux zéro ne fait pas grimper aux rideaux les mises en chantier, la baisse du prix du pétrole n'excite pas les acheteurs, les clients n'ont que faire des cours - pourtant irrésistibles - des matières premières, par tous les saints ce qu'ils veulent ce sont des rapports privilégiés entre l'offre et la demande pour retrouver le plaisir d'investir. Pragmatique, l'entreprise Lark a convoqué cette jeune maçonne pour redonner "l'envie d'avoir envie" d'avoir une maison. Exploitation du corps féminin ? Objectivation sexuelle de la femme ? Non, répondra, laconique, le publicitaire du bâtiment. Pas classe.

Nous n'attendions rien de Lima, ville énorme, polluée, sale, bref on n'avait pas reçu de bons échos de la capitale péruvienne. On s'est laissé une semaine pour découvrir ses quartiers, sa gastronomie, son histoire, sa vie nocturne, ses plages de surf et disons-le tout de go, quitte à renverser l'ordre du monde, quitte à regretter Christian Jeanpierre comme commentateur de l'Équipe de France, quitte à gifler Gilles Verdez non pas une fois mais deux fois, Lima surprend beaucoup, en bien. Le centre historique, classé au Patrimoine mondial de l'Unesco, renferme de nombreux bâtiments de style baroque hispano-américain. Trop stylés. Même qu'il y a des balcons en porte-à-faux en bois et tout.
On a fait du surf à peu près là, au fond, à droite, mais un matin, sous les nuages, et nous sommes toujours aussi nuls.

La "Ciudad de los Reyes" - comme disent les nantis - s'étend sur 40 km du nord au sud avec environ 10 millions de Liméniens, ce qui est beaucoup. Après avoir inspecté le centre historique, on a repris nos pétroleuses jusqu'au quartier de Miraflores en criant "Yeeeaahh". Un quartier avec beaucoup d'argent dedans. On enchaîne avec Barranco, foyer culturel de la capitale, très dynamique, super branché, et possédant quelques belles peintures murales.

Plus au sud, à Pisco, Persi, gérant de l'hôtel, nous a appris à faire un pisco sour, cocktail national à base de pisco donc, citron, sucre brun et blanc d'oeuf. Un grand merci à Juan, ami de Claire, pour les bons moments passés ensemble et la superbe bouteille offerte. Salud !

Eh bien, ici, à Paracas, comme vous le voyez sur ces images, la pluie ne tombe plus depuis des lustres, avec un paysage ma foi d'un fort beau gabarit, un sable de fort belle facture laissant place à des traces d'activités humaines qui, ici, à Paracas, sont le fruit de ce que nous appelons "les touristes". - Pierre Fulla

Trêve de galéjade, le monstre se dresse devant nous, 7000 km de long, 500 km de largeur en moyenne, point culminant 6960 m (Aconcagua), nous sommes maintenant à Ica (300 m d'altitude), les socquettes en stress, on achète gants, bonnets, collants, polaires, les biclous font pas les fiers non plus, le programme est affreux, sept jours sur pédales, un jour de pause, plus de 6000 m de dénivelés positifs, objectif Ayacucho, on y va, nous sommes mardi 17 mai.
20 premiers km, plats, puis on glisse sur une plaque, immense, qui s'enfonce progressivement entre deux massifs d'un gris trop sec. On quitte l'asphalte, la piste commence, les vélos claquent, les sacoches font ce qu'elles peuvent, crac, la chaîne de Claire casse, on répare, on repart, km 30.
La piste se déporte sur un escarpement, nous quittons la vallée en accrochant ce passage qui se perd à chaque affleurement de pierres. Nous sommes deux, rien d'autre, pas de végétation, pas de bestiole, pas de vie, ça grimpe toujours un peu plus, chaud devant, le silence s'incruste jusqu'aux plus petites déchirures de l'éminence, boire, souffler, attendre, la peine aux jambes.
Premier village, Casa Blanca, 15 habitants, peut-être un peu plus et ce regard qui en dit long.

Km 40, on retrouve l'asphalte, inespéré, pause déjeuner sur le bord de la route, premières piqûres de mouches des sables, une saloperie, on décanille, la terre est plus poudreuse, le bleu du ciel se renforce, figés, cactus et arbustes chétifs nous guettent.
Km 50, stop, l'ombre se déplie, on plante la tente, une rivière pour se rincer, un feu, un repas, on dort mal, ça gratte, altitude 1280 m.

Mercredi 18 mai, réveil difficile, les jambes sont déformées, pourriture de moucherons, on appareille nos machines, la fraîcheur décline, le soleil s'engouffre, ça grimpe, à perte de vue, ça grimpe, les lacets étouffent tout optimisme, boire, se détendre le dos, ne pas regarder son compteur, avancer, avancer.
Km 15, la terre s'habille enfin, c'est timide, des plantes compactes et résistantes se cramponnent au dévers, on monte, c'est formel.
Km 21, déjeuner et sieste sur un parapet à 2500 m.
Stop à Tambillos, km 26, 2450 m. Dans une tienda on rencontre un géologue qui nous indique la route à prendre pour les trois prochains jours. Menu du soir : patates, fromage frais, dodo à 20 h 30...

Jeudi 19 mai, bye bye l'asphalte, des petits cours d'eau entaillent de profondes vallées de plus en plus vertes et fertiles, sur les flancs de montagne la piste s'élance, confiante, insolente, croyant pouvoir franchir l'impossible, et ça marche, cette prétentieuse nous emmène au bout de la souffrance à Ayavi, 3777 m d'altitude, km 30 : "Qu'est-ce qu'on fout là ? Putain, qu'est-ce que c'est beau."

Vendredi 20 mai, repos, lessive, on passe à peu près tout notre temps chez Amélia et Edo, gérants du seul resto du village, petite balade "coucou les lamas", dodo, 21 h 30.

Samedi 21 mai, piste encore, elle fabrique un anti-adhérent, à chaque virage, sable et caillasse se jouent des pneus, garder l'équilibre, accélérer pour ne pas poser pied, la pente est atroce, le coeur s'emballe, le souffle se précipite, les muscles brûlent... ça se calme, retrouver un rythme.
Le lichen s'étale, quelques lagunes, on a l'impression de dominer les alentours, et pourtant il faut encore gravir, on passe un col à 4450 m, on redescend enfin, première fois, mais si peu, les couleurs éclatent, ocre rouge, herbes décolorées, roches brunes, le vent vient refroidir l'ensemble, quelques centaines de vigognes (cousin du lama) croisés, quelques boeufs, un ou deux humains aperçus, et la piste reprend son envol, elle est mauvaise, mais c'est la fin pour elle.

Km 38, la via Libertadores, une route, une vraie, le macadam est beau.
Km 40, on s'effondre à Libertadores, un village macabre, sans électricité depuis 6 mois, 4350 m d'altitude, trop froid pour camper, un seul lieu où dormir, un trou à rats chez la famille "cra cra" du bled. Moral dans les socquettes.
Dimanche 22 mai, le fiston du foyer a eu la bonne idée de nous voler les compteurs, une heure de négociation avec lui et ses parents pour les récupérer, on quitte avec plaisir ce lieu désespérant pour goûter à des paysages de plus en plus extraordinaires.
Sauf que, changement de vallée, changement de climat, on quitte les Andes arides pour s'enfoncer dans un climat montagnard, humide et tempéré. Une matinée d'ascension, soupe de légumes dans les nuages, sous la pluie, Claire a des crampes d'estomac.
On se ranime, reste 23 km pour atteindre l'objectif du jour, la nature nous donne un coup de main, 23 km de descente. Deuxième vertige lors de notre arrivée à Rumichaca, on trouve un hôtel avec une douche, chaude, euphorie, danses chamaniques, sacrifices d'alpagas, euuuh non, juste euphorie.

Lundi 23 mai, pinède, pâturages, touffes jaunes et drues, neige au sommet, les Alpes nous semblent proches, on monte, on descend, on monte à nouveau, 5 km, 10 km, 15 km, déjeuner rapide dans un hameau, les locaux nous signalent encore 15 km avant la cime, ok, sympa. L'espace est gigantesque, il nous écrase, nous partageons de très longs moments avec chaque paysage, la musique est d'une aide précieuse.
Le souffle court, les dernières boucles nous paraissent insensées, trop larges, mal situées dans la géographie des lieux, sans doute le cerveau en manque d'oxygène, on peste, et puis, ce foutu panneau et la fin de l'ascension - altitude 4746 m. On vous épargne nos sales tronches. "Et si on descendait maintenant". Gants, bonnet, polaire, coupe-vent, descente glaciale mais un "youuuupppii" de 45 km. Stop à Totorabamba, murs de pierre, rivière, ptit air de Bourgogne, pins argentés en sus, il fait doux, on campe.

Mardi 24 mai, jour de fête, les premiers kilomètres de la journée se font en descente, la campagne est fraîche, bienveillante. Km 20, la pierre rougit, une dernière montée s'annonce, plus douce que prévu, nous progressons sans difficulté. Du sommet, voici Ayacucho, ce fameux point silencieux épinglé sur la carte, référence creuse qui devient enfin "ville" tangible et vibrante, reste à y plonger, musique à fond, la descente est exquise, une émotion rare coule sous notre peau.
Voici l'atmosphère du marché d'Ayacucho où nous allons prendre le petit déj et le déjeuner, entre deux siestes, on se laisse tranquille pour un moment.

Bisous, bisous.